Vraisemblablement conçu en mai 68, je suis né en Gascogne, sur les bords de l'Adour.
Tout petit, la musique m'est indispensable. Elle me rentre dans le corps et apaise l'enfant intraitable. Je reproduis sans peine les mélodies, imite les instruments joués, comprends les chemins harmoniques et chante à tue-tête tout ce qui crépite sous le saphir du tourne-disque portable : Henri Salvador, Joan Baez, Louis Armstrong, Annie Cordy, Sidney Bechet, la variété française bien sûr, quelques opéras et opérettes... J'affectionne particulièrement les chansons mélancoliques et les rythmiques afro-américaines. Les musiques instrumentales me plongent dans l'extase. Il n'y a pas de télévision chez mes grands-parents maternels et paternels. Alors les soirs, après le repas, je chante et invente des danses armé de ma guitare en plastique.
A 7 ans, je rêve d’un autre monde en écoutant Atom Heart Mother et Dark Side of the Moon de Pink Floyd.
Dans le sud-est des Landes des années 70, le football, le Centre de Loisirs, le cinéma ou les fêtes annuelles avec manèges, majorettes, bandas et manifestations taurines (corrida et course landaise) sont les principales activités "culturelles" des enfants de classes populaires.
Heureusement, Gilles, le fils des patrons de ma grand-mère, est un partenaire de jeu sensationnel qui répond à toutes mes attentes. Chaque mercredi, nous passons tout notre temps à jouer dans les salles et les couloirs de l’hôtel restaurant de ses parents. Notre imagination est sans limite : dévorer les livres d'images, mettre en scène des personnages de bande dessinées, inventer des jeux de plateau. Tous deux mordus de science-fiction depuis la "Guerre des Étoiles", j'ai 12 ans lorsque nous démarrons l'écriture d'une histoire. Deux cents pages manuscrites qui racontent les aventures de deux adolescents à bord du vaisseau spatial Andromède.
A 15 ans, je ne tiens plus en place et veux voir du pays. Avec ma mobylette 103HPL (le fameux modèle "Chopper"), je ne crains pas les longues distances (mon record : 150 km en une journée !) et brave le froid de l'hiver pour aller danser, jusqu'à plus soif, dans les bals et les discothèques. Mes sketchs improvisés les fins de soirées festives du village font sensation et une poignée d'adultes m'encouragent. Parmi eux, Michel, passionné de musique, m'offre l'opportunité de passer aux platines pour animer les bals disco. Les mercredis et samedis, j'encadre une équipe Poussins dans un club de foot et les vacances d'été, je suis animateur de Centre de Loisirs et moniteur de colos dans les Pyrénées Atlantiques. Mais l'année scolaire 85-86 se solde par un redoublement que l'autorité parentale ne tarde pas à sanctionner. La discussion étant impossible, je finis par renoncer, la mort dans l'âme, aux petits footballeurs.
Mais le meilleur reste à venir...
De la platine à l'instrument, il n'y a qu'un bras. De la danse à la musique, il n’y a qu’un pas...
J'ai 17 ans. Alors que la majorité des adolescents"rebelles" de mon entourage sont fans de post-punk, de new wave ou de métal, je trouve dans la percussion et le rythme une expression libératrice. Avec trois amis de lycée, nous avons l'idée de séparer les éléments d'une batterie pour inventer des polyrythmies accompagnées de chants qui ne veulent rien dire. Enthousiasmé par notre sens musical, je prends l'initiative d'organiser des répétitions et de créer un groupe de percussions en tous genres, sans distinction de styles. Nous jouons nos compositions dans les bars de la région devant un public amusé et parfois difficile à convaincre.
L'année de mes 18 ans, Michel me sollicite pour animer avec lui une émission humoristique sur Radio D'Artagnan, la nouvelle radio libre du coin, et je rejoins la troupe de théâtre Alinéa qui m'offre un rôle dans Le Décaméron de Boccace et La Cantatrice Chauve de Ionesco.
Un soir, dans ma chambre, en cherchant une bonne musique sur la bande FM de mon radio-cassette dernier cri, je suis stupéfait par une sonorité musicale jamais entendue : je suis au Pakistan avec Nusrat Fateh Ali Khan. Mon imagination ne tarde pas à vagabonder dans un vaste horizon réjouissant. C'est une sensation à la fois rieuse et déconcertante, presque brutale, qui me propulse vers des perspectives de découvertes musicales infinies. Car bien que la sonorité et la forme me soient inconnues, la musique me parle. Je comprends ce qui se joue, mais je ne sais pas ce que c'est. Mes rêveries tourbillonnent dans un espace vertigineux où je perçois la possibilité d'une musique de toutes les musiques. Une vraie révolution copernicienne du regard musical. J'avais l'intime conviction que, désormais, je pourrais vivre chaque acte musical futur comme une création bien-fondée et légitime, où la nécessité justifierait tous les possibles. Je ne saurai que bien plus tard que j'embrassais l'acte désintéressé de l'artiste, celui qui fait vivre l'Art pour lui-même et le pousse à voir le monde tel qu'il est (et non tel qu'on voudrait qu'il soit) pour avoir des chances de le transformer. Bref...
Ainsi, par l'intermédiaire d'émissions de radio, je prends conscience que la "world music" et les musiques traditionnelles extra-européennes sont à la mode à Paris. Phénomène confirmé en épluchant méthodiquement les programmes de Radio France sur Télérama et le supplément Radio-Télévision du journal Le Monde. Pendant huit ans, j'enregistre plus de 200 cassettes audio d'émissions et concerts consacrés aux "musiques du monde" dont Les Fantaisies du Voyageurs de François Picard, Équinoxe de Caroline Bourgine, Climats, Euphonia, etc.
Dans ce vaste cabinet de curiosités, je découvre l'ethnomusicologie et accède à la pluralité des cultures musicales.
Arrivé à Toulouse en 1989 pour étudier l'ethnologie, je me lie d'amitié avec le poète Serge Pey et découvre sa poésie chamanique. Un jour où je l'accompagne au tambour pour une manifestation culturelle à l'université du Mirail, une fille m'accoste et me dit qu'un professeur de danse cherche un percussionniste motivé pour accompagner ses cours. Je vais travailler pendant deux ans avec José. Un premier apprentissage exigeant et déterminant.
Installé à Lyon en octobre 1991 pour continuer des études de sociologie à l'université Lumière-Lyon II, je fréquente les MJC qui accueillent des cours de danses africaines. Je rencontre des danseurs et danseuses congolais, ivoiriens, guinéens et sénégalais - pour la plupart anciens membres de Ballets installés en France - et leur propose mes services. Rapidement, je deviens leur accompagnateur attitré.
Dans le cadre de mes études, je vais consacrer ma plus longue enquête (1992-1998) au monde des chanteurs et musiciens algériens, marocains et tunisiens de musiques populaires. Pour faciliter mon entrée dans ce nouveau monde, je réussis à jouer avec eux dans les cafés musicaux, les cabarets, les fêtes familiales et les galas sur Lyon et la région lyonnaise. Au contact de ces musiciens décomplexés, je découvre la fulgurance d’une musique hédoniste spontanée et la puissance de la danse instantanée et immédiate. En apprenant à émouvoir le corps du danseur, j'aime à croire qu'il existe quelque part une musique de toutes les danses, de tous les corps, de toutes les cultures, et qu'elle attend son heure. L’évidente assurance de vivre une jeunesse héroïque peuplée de révélations. A l'université, je fais la connaissance de l'ethnomusicologue et musicien Éric Montbel, codirecteur du Centre des Musiques Traditionnelles en Rhône-Alpes (CMTRA). Intéressé par mes recherches, il me sollicite pour réaliser le Livre-CD « Musiciens du Maghreb à Lyon », première production d'une longue série sur les musiques de l'exil présentes dans la ville de Lyon.
Dans ces années 90, je joue sur scène avec des groupes gitans, africains, afghans et antillais. J'incorpore chaque style musical avec confiance et mes propositions rythmiques colorées et originales séduisent les musiciens. On peut d'ailleurs me trouver sur une dizaine d’album world, chanson, trad, électro, jazz, rock et pop de groupes connus ou inconnus, professionnels ou amateurs. Encouragé par ces expériences, je donne des cours et des stages de percussions en associations et MJC.
Ces rencontres culturelles à la fois réjouissantes et bouleversantes, sur fond de musiques et danses extra-européennes, m'interrogent profondément sur la colonisation et le regard que porte l’occident sur les étrangers. Il est certain que ces multiples terrains de jeu et d’enquête sur les usages sociaux des musiques populaires en situation d’exil m’ont conduit tout droit à engager une compréhension du monde au service des cultures colonisées. Je trouve alors des réponses argumentées du côté de la sociologie critique.
En 2000, je côtoie l'institution de l'apprentissage musical et le monde académique. J'enseigne les percussions et de la batterie au CRR de Lyon, en écoles de musique ainsi que la sociologie et l’anthropologie à l'université Lyon II. En 2008, je quitte définitivement les milieux institutionnels et académiques pour me consacrer à la recherche action et mener des opérations artistiques engagées au sein de la compagnie Antiquarks, que je fonde 3 ans plus tôt avec le musicien Sébastien Tron et Sarah Battegay, directrice actuelle de Coin Coin productions.
J'ouvre un atelier de socioanalyse pour tous en MJC (2008-2011) et diffuse mes recherches artistiques et sociologiques par le réseau des Universités Populaires en Rhône-Alpes à partir de 2011.
La diversité et la singularité de mes expériences dans les mondes des musiques populaires (oralité) et savantes (écriture) définissent ma posture artistique personnelle et ma pratique professionnelle. Je crois que je me suis construit très tôt avec et contre les petits mondes (artistiques, etc.) cyniques et désenchantés, clos sur eux-mêmes et réfractaires aux relations affectives et inventives avec l’étranger, et dans lesquels on ne fait que s’entregloser et s’exhiber. Du reste, la sollicitude dont je fais preuve dans les relations amicales, affectives et intellectuelles, l’écoute compréhensive du vécu ou l’observation attentive des clivages culturels nourrissent mon engagement artistique et guident mon inspiration esthétique.
Ma recherche vocale combine des phonèmes de langues existantes pour créer l’illusion d'une vraie parole. A chaque chanson correspond un timbre de voix spécifique doublé d'une intention qui exprime l'état émotionnel d'un personnage. Et c'est bien parce que les signes résonnent que l’auditeur imagine sans peine une signification universelle. Les sonorités vocales et les placements rythmiques de ma voix s’inspirent des vocalistes Nana Vasconcelos et Pedro Aznar, des chanteurs Stevie Wonder, Joni Mitchell, David Bowie aussi bien que des artistes méconnus du monde latin, arabe, perse ou africain que j'ai écoutés dans ma jeunesse.
J'ai patiemment élaboré une musique de fiction, création conceptuelle et ludique des rendez-vous manqués de l’histoire, pour imaginer une musique française éclairée par la rencontre et l’incorporation sensible et intelligible des formes musicales, esthétiques et artistiques des cultures de l’ancien empire colonial français.
Richard Monségu